Russell Banks m’entraîne dans les années 1830-1850 à la découverte d’une famille d’agriculteurs installés dans une contrée sauvage, tout à fait admirable, exemplaire même : la famille américaine idéale de cultivateurs chrétiens. Cela pourrait être n’importe quelle famille des coins perdus d’une Amérique profonde, une famille de pionniers simplement à la recherche de bonnes terres pour élever son bétail, pour vivre de ses récoltes mais surtout survivre aux conditions difficiles de tout pionner de cette époque. Mais (parce que sans « mais », la vie de cette famille pourrait me sembler fade et sans intérêt), cette famille est dirigée par un grand chef de clan, un homme au caractère très autoritaire, à la rigueur exigeante, extrêmement pieu et un orateur passionné qui vit uniquement selon les critères de la Bible et du Seigneur. Cet homme : John Brown, plus connu sous son nom de « guerre » John Osawatomie Brown.
« Pendant de nombreuses années, la vie du Vieux avait été cruellement divisée entre ses actions contre l’esclavage et ses responsabilités de père et de mari. Malgré ses efforts incessants, parfois furieux et chaotiques, pour venir à bout de cette division, Père donnait souvent l’impression de vouloir mener l’existence de deux hommes distincts : l’un était un abolitionniste incendiaire, une personnalité publique dont les actions les plus satisfaisantes et les plus importantes étaient nécessairement accomplies en secret ; l’autre était un bon père de famille et un mari très chrétien, une personne privée dont les gestes les plus satisfaisant et les plus importants se déroulaient dans la sécurité et le confort visibles de son entourage familial. C’était un homme qui avait lié sa vie à un vœu, celui de libérer complètement et pour toujours les Nègres de l’esclavage ; »
Un destin hors du commun marquera à tout jamais cette famille car ce Vieux John Brown s’est juré de mettre en œuvre tous les moyens à sa disposition pour abolir à tout jamais l’esclavage dans son pays, éradiquer ce « Mal » issu de la cupidité et de la cruauté de certains hommes. Il en va de son honneur, de sa vie et de celle des membres de sa famille, fidèles serviteurs du Vieux et de Dieu. Faire des sacrifices au nom du Seigneur et au nom d’une telle cause ne lui fait pas peur et devient même une obligation divine. C’est la loi de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ avec qui il lui arrive souvent de converser.
Le jour même où il a sacrifié le meilleur de ses fils sur l’autel en pierre de ses croyances, Père s’est métamorphosé en quelques heures, et de son état d’homme mortel - certes extraordinaire et illustre mais homme quand même - il est passé à celui de héros nimbé de lumière. Peu importe qu’ils aient aimé sa façon d’agir, qu’ils aient admiré son courage ou qu’ils aient cru en sa parole : les Américains, à partir de ce moment-là, l’ont considéré comme plus qu’un homme et comme autre chose qu’un homme.
Dans un décor flamboyant, magique, entre les grandes plaines du Kansas et les montagnes majestueuses des Adirondacks, John Brown va tout mettre en œuvre pour aider ses amis nègres à sortir de ce fléau qu’est l’esclavage. Sans l’aide des blancs, auxquels il n’apporte aucune confiance, il développera la partie Nord du Train Souterrain chargé d’acheminer les esclaves en fuite jusqu’aux frontières du Canada. Comme beaucoup de chrétiens de sa génération, John Brown a commencé par être un jeune homme du Nord aux principes stricts et à l’esprit religieux tourmenté par l’existence de l’esclavage noir dans le Sud et par le préjugé de race qui sévissait partout. Il s’est d’abord activement engagé dans la lutte contre l’esclavage avec de beaux et enflammés discours. Mais ne pouvant se contenter de si peu, il participa à créer un réseau de relations « pro-anti-esclavagiste » à la fois pour obtenir des fonds financiers mais aussi pour venir en aide aux nègres en fuite, ses meilleurs, ses seuls véritables amis. Mais en vieillissant, il s’est soudain transformé en guérillero volontiers pillard, prêt à verser le sang contre toute personne qui se mettra en travers de son chemin (le « massacre » de Pottawatomie) avant de devenir « terroriste » (avec prise d’otages à la manufacture d’armes de Harper’s Ferry), et finir en martyr.
« Venez ici dès que possible, mes garçons, et venez armés car il nous faut arracher quelques pauvres créatures de la gueule de Satan avant qu’il ne les dévore ! Une démonstration en règle de force chrétienne et de notre volonté sans faille de faire pleuvoir le feu sur la tête des malfaiteurs et des hypocrites de notre région devrait clarifier les choses. En tout cas, ce devrait être suffisant pour que nous puissions poursuivre l’œuvre de Dieu et contribuer à la chute de l’esclavage en le rendant trop coûteux à maintenir contre les volontés conjuguées de chrétiens blancs et d’esclaves courageux, prêts à tout. Venez tout de suite ici à North Elba, mes fils ! Venez et soyez avec nous de vrais Soldats du Seigneur, droits et courageux ! Votre père qui vous aime,
JOHN BROWN
Que reste t’il des actions de John Brown ? Un musée, la visite de sa ferme à North Elba ou sa Station dans le Kansas...L’esclavage envers les noirs a effectivement été aboli grâce notamment à son héroïsme et son patriotisme. D’ailleurs, quel historien serait prêt à affirmer que sans ce massacre de Pottawatomie, un « fait » quasi anodin de l’histoire de l’Amérique, la guerre de Sécession aurait bien eu lieu. Héros patriotique ou dangereux fanatique religieux ? Telle est la question que je me pose à la lecture de ce long roman (il s’agit avant tout d’une fiction basée sur des faits réels) et qui est posée par Russell Banks. La cruauté de ses actes peut-elle être fondée simplement par cette noble cause pour laquelle il est prêt à tout sacrifier. Personnellement, je ne connais pas la réponse et j’avoue être incapable de choisir clairement mon camp. D’ailleurs si vous pouvez m’éclairer sur le sujet, sur cette controverse, n’hésitez pas, cela m’intéresse fortement...
Aujourd’hui, l’esclavagisme existe encore mais sous d’autres formes, le fanatisme religieux déchire chaque jour un peu plus notre planète. Finalement, Pourfendeur de Nuages, bien que son récit retrace les années 1830-1850, reste encore une question brûlante, un sujet collant parfaitement à notre actualité !
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Effectivement, ce roman de Russell Banks est également l’occasion d’en connaître davantage sur l’abolitionnisme, sur les hommes et femmes qui se sont battus et ont combattus pour mettre fin à cette ignominie qu’est l’esclavagisme. John Osawatomie Brown, un grand nom de l’Histoire américaine qui, sans cette lecture, serait totalement inconnu de mon existence.
Et Russell Banks est également un formidable romancier pour lequel je ne me lasse pas de lire ses histoires tourmentées de l’âme humaine (De beaux lendemains, Sous le Règne de Bone, La Relation de mon Emprisonnement, La Réserve...).