Le vent jaune, soufflant du désert de Gobi, ajoutait à la folie. Cependant, vers le coup de cinq heures, cette tempête sèche ayant obligeamment arrêté sa course, je pus aventurer, sans risquer de mordre la poussière, mes pas et ma physionomie dans les houtongs apoplectiques de Pékin.
Ma dernière entrevue avec Albert Londres se situait sur la terrasse ombragée d’un bistrot du vieux port de Marseille. Nous discutions, nous conversions, nous palabrions autour d’un café à propos du Moka et de sa longue route sinueuse à travers mers et terres pour parvenir jusqu’à ma tasse fumante. Je le croise maintenant embarqué sur un bateau, frais et dispo pour de nouvelles aventures. Sa destination ? Un lointain territoire, dépaysement assuré : la Chine, image floue d’un pays en décomposition et recomposition.
De Moukden à Pékin, en passant par Shanghai, Albert Londres, votre serviteur, parcourt en train ou en rickshaw, ce pays qualifié « d’exotique » par l’œil colonial. A la découverte des simples « locaux », à la rencontre des dirigeants affaiblis et sans pouvoir, entre deux rendez-vous avec de puissants bandits et pirates, il tente de comprendre le nouveau souffle qui est insufflé à cette Chine, encore mystérieuse et incomprise semblant être au bord du chaos pour tous les occidentaux des années 20.
Incompréhension majeure : faut-il décrire la Chine comme une République du Céleste Empire ou comme le Céleste Empire d’une République. Un empereur et un président en même temps, il n’est pas facile de savoir qui dirige ce pays ; surtout quand les principaux membres du gouvernement semblent avoir pris la fuite ou des vacances prolongées. Et que dire de ces seigneurs de la guerre avec leurs armées composées de mercenaires armées et sanguinaires qui cherchent à renverser tout ceux se trouvant sur leur chemin, à s’octroyer des territoires de plus en plus vastes, à s’enrichir tout simplement. Le gouvernement est au Nord, l’Empire est à l’Ouest, l’Est se bat contre le Sud, le Sud combat le Nord...D’ici, l’esprit colonial qui forge notre être d’occidental pourrait croire à une anarchie complète.
Alors, m’écriai-je, où réside l’anarchie qui selon tout bon esprit, dévore la Chine ?
L’anarchie réside dans le cerveau des hommes de ton espèce, répondit toujours le plus âgé. Vous vous figurez, en Europe, que vous détenez la vérité. Parce que chez vous vos pays ont un gouvernement à leur tête, vous croyez d’abord que c’est le gouvernement qui fait marcher le pays, ensuite que tout autre pays, pour fonctionner, doit avoir comme le vôtre un gouvernement. Confessez ici votre erreur. Si les bolcheviks qui, eux aussi, cherchaient un nouveau système, nous avaient imités, il y a longtemps, avec le bruit qu’ils ont faits, qu’ils auraient conquis le monde. Eux ne se sont pas contentés de démolir, ils ont voulu reconstruire. Ce fut leur faute. Nous, nous n’avons plus rien : ni suffrage universel, ni suffrage de classe, ni soviets, ni gouvernement, ni députés, ni commissaires ; quant à la caisse de l’État, elle est sèche comme une figue de trois ans. L’État est mort, mais le pays vit. Jamais le pays n’a mieux vécu que depuis qu’il n’y a plus d’État.
Ce qui me plait dans l’écriture d’Albert Londres, c’est que j’en ressors souvent essoufflé. Ce type ne semble jamais se reposer ou prendre son temps, même pour déguster une excellente tasse de thé noir au goût fortement fumé et terreux, aux vertus apaisantes et anti-oxydantes. Aussitôt arrivé à destination, il pense déjà au départ pour nous abreuver de nouvelles anecdotes toujours aussi truculentes et cocasses. Avec lui, je découvre ce que pouvait être le grand journalisme d’investigations de l’époque, un métier qui depuis, semble s’éteindre à petit feu et qui certainement connaîtra une disparition quasi-totale, conséquence d’une chaude journée ensoleillée et anodine d’un 6 mai 2007. Voilà un gars, « journaliste » de profession, qui savait poser les « bonnes » questions et qui n’hésitait pas à mouiller sa chemise lorsqu’il s’agissait de nous éclairer et de nous montrer la réalité des évènements. Dans un style peu académique, le français un peu vieilli, il me transmet sa fougue et son énergie à travers ses textes dénonciateurs sans oublier d’y rajouter toujours, (c’est ce qui fait sa force et sa magie), une petite pointe d’humour et de satyre. Même 80 ans après, Albert Londres représente toujours le meilleur du journalisme, un modèle du genre qui vaut respect et réflexion.
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