Truman Capote De Sang-Froid

19.09.2007 | Black
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Le village de Holcomb est situé sur les hautes plaines à blé de l’ouest du Kansas, une région solitaire que les autres habitants du Kansas appellent « là-bas ». A quelque soixante-dix miles à l’est de la frontière du Colorado, la région a une atmosphère qui est plutôt Far West que Middle West avec son dur ciel bleu et son air d’une pureté de désert. Le parler local est hérissé d’un accent de la plaine, un nasillement de cow-boy, et nombreux sont les hommes qui portent d’étroits pantalons de pionniers, de grands chapeaux de feutre et des bottes à bouts pointus et à talons hauts. Le pays est plat et la vue étonnamment vaste ; des chevaux, des troupeaux de bétail, une masse blanche d’élévateurs à grain, qui se dressent aussi gracieusement que des temples grecs, sont visibles bien avant que le voyageur ne les atteigne.

On peut également voir Holcomb de très loin. Non pas qu’il y ait tellement à voir - rien qu’une agglomération de bâtiments sans objet séparée au centre par les rails de la grande ligne du Santa Fe Railroad, un hameau construit au petit bonheur et limité au sud par une partie boueuse de la rivière Arkansas (se prononce « Ar-kan-sas »), au nord par une grand-route, la Route 50, et à l’est ainsi qu’à l’ouest par des terres de pâturage et des champs de blé. Après la pluie, ou à la fonte des neiges, les rues sans nom, sans ombre et sans pavés, passent de la poussière la plus épaisse à la boue la plus affreuse. A un bout de la ville s’élève une vieille structure rigide en stuc dont le toit supporte une enseigne lumineuse - DANCING - mais on a cessé d’y danser et le panneau est éteint depuis de nombreuses années.

Je me réveille ce matin au milieu des odeurs de chaume du Kansas. Ma vieille guimbarde a traversé, toute la nuit, la Route 50, soulevant à chaque soubresaut une nuée de poussière, pour atterrir, à l’aube, dans ce petit patelin de cambrousse. La fraîcheur matinale de ce mois de novembre accentue cette première sensation de bien-être. Les premières lueurs du soleil tentent de me persuader que ce coin perdu a su garder son état sauvage. Les odeurs de café du matin se mêlent à celles des tartes aux cerises encore chaudes de l’après-midi. Pourquoi me suis-je arrêté ici, dans cette petite bourgade si reculée de l’ouest du Kansas ? Je tente de reprendre mes esprits et repense à ces 4 meurtres « gratuits ». Une famille entière, notable et respectée, vient d’être sauvagement décimée au clair de lune d’une triste et sombre nuit du 14 novembre 1959 ; mais quelles en sont les raisons et les motivations de cet assassinat ? La cruauté et la barbarie de tels actes me poussent à la réflexion.

Je m’assoie donc sous le centenaire peuplier de Virginie qui trône majestueusement devant le tribunal de la cité, et j’observe. Je prends la température du milieu, je palpe l’atmosphère autour de moi. J’essaye de décrypter le regard sombre, noir des habitants et surtout de comprendre. Parce que le but de ma présence est bien la compréhension des faits. Je ne suis pas là pour juger mais simplement pour m’imprégner des faits. Et c’est là le tour de force de Truman Capote. Il m’entraîne en tant que lecteur et spectateur à me faire ma propre opinion de ce sordide fait divers. Jamais il ne prend partie, jamais il n’exprime son opinion, affiche ses jugements, ses mépris envers les coupables. Il ne se place pas en tant que juge et ne discute pas de la validité de la peine capitale. Il mentionne simplement (mais poétiquement) les faits et tire de cette histoire cruelle mais vraie un roman à la fois passionnant et engagé (un chef d’œuvre !?). Du coup, je me sens moi-même dans la peau de l’écrivain « historien » à la découverte des faits. Tour à tour, je me prends pour le journaliste qui tente d’élucider l’affaire, pour le juge et/ou le cul-terreux du Kansas qui essayent de comprendre les motivations d’un tel crime. Je prends mon temps de découvrir ce Kansas, ses plaines sans relief avec ses chevaux et ses troupeaux de bétail, ses silos à céréales, ses demeures et ses habitants. J’essaye de me fondre dans le paysage et de m’imaginer accueilli chaleureusement au sein de cette communauté. Et si je me contentai d’observer ?

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Jusqu’au matin de la mi-novembre 1959, peu d’Américains - en fait peu d’habitants du Kansas - avaient jamais entendu parler de Holcomb. Comme les eaux de la rivière, comme les automobilistes sur la grand-route, et comme les trains jaunes qui filent à la vitesse de l’éclair sur les rails du Santa Fe, la tragédie, sous formes d’événements exceptionnels, ne s’était jamais arrêtée là. Les habitants du village, au nombre de deux cent soixante-dix, étaient satisfaits qu’il en fût ainsi, tout à fait heureux d’exister à l’intérieur d’une vie ordinaire ; travailler, chasser, regarder la télé, assister aux fêtes scolaires... Mais aux petites heures de ce matin de novembre, un dimanche, certains bruits étrangers empiétèrent sur les rumeurs nocturnes habituelles de Holcomb, sur l’hystérie perçante des coyotes, le frottement sec des graines d’ecballium dans leur course précipitée, la plainte affolée et décroissante des sifflets de locomotive. A ce moment-là, dans Holcomb qui sommeillait, pas une âme n’entendit les quatre coups de fusil qui, tout compte fait, mirent un terme à six vies humaines. Mais pour la suite les habitants de la ville, jusqu’alors suffisamment confiants les uns dans les autres pour ne se donner que rarement la peine de verrouiller leurs portes, se surprirent à les recréer maintes et maintes fois, ces sombres explosions qui allumèrent des feux de méfiance dans les regards que plusieurs vieux voisins échangeaient entre eux, étrangement et comme des étrangers.

 
 

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