J’allais rentrer au Chili. J’avais vécu dans la crainte de ce moment. Si je craignais ce retour, ce n’était pas parce que je n’aimais plus ce pays, ou parce qu’il n’occupait plus de place dans mes neurones, mais parce que j’ai toujours été rebelle aux amnésies, surtout les amnésies décrétées pour cause de raison d’État, de pactes politiques, d’enlèvement des ordures.
Qu’est-ce qui m’attendait au Chili ? Une peur épouvantable. L’incertitude quant aux réactions de mon estomac, pour désigner par un euphémisme la région où se loge notre âme.
Et puis là-bas, il y a toi, Veronica, mon amour, retranchée dans ton silence dont je n’ose m’approcher car je sais que tu ne me laisseras pas y entrer.
Deux ex-officiers SS, un ex-agent de la Stasi, un ex-guérillero qui porte le nom d’un célèbre torero, un trésor millénaire composé de 63 pièces d’or, une histoire entre Berlin, Hambourg et la Terre de Feu... A priori, cela me parait confus, un brin compliqué, et j’ignore ce qui a pu m’attirer dans cette aventure rocambolesque, façon Indiana Jones en Patagonie. J’ai quand même ma petite idée, un nom m’a suffi pour me convaincre : Luis Sepúlveda. A chaque nouveau roman de cet auteur chilien, je me retrouve happé par son histoire, qu’elle soit politique, écologique, ou policière comme dans ce cas présent. Elle ne se déroule pas naturellement au fil des pages, elle me hante jour et nuit. Il y a bien entendu ce splendide spectacle de voir se lever le soleil en Terre de Feu. Les images me font rêver. A cheval ou à moto, mettre un poncho noir et traverser cette immensité reste un rêve inaccessible. Les nuits sont froides, je tente de croiser le regard de Florent Pagny au milieu de la pampa, mais personne dans les parages. Sueurs froides : j’entends les cris d’une torture chilienne qui ne sont plus que des murmures étouffés par la nouvelle démocratie. Je perçois les hurlements d’une torture nazie pour récupérer des trésors sans scrupule et sans propriétaire. Dans le brouhaha de la réunification allemande, je distingue fureurs et aliénations pour obtenir informations et renseignements d’anciens membres de la Stasi. Tout autour de moi est torture, et ce n’est pas un ex-guérillero sandiniste au célèbre nom de torero qui va me dire le contraire. Un roman « noir » de Sépúlveda n’est jamais qu’un simple divertissement créatif. Dedans, l’auteur y met quelques parcelles de sa vie, quelques moments de pures cruautés et folies humaines issues de la bestialité de notre monde. Un nom de torero, c’est simplement le genre de roman qui vous tient éveillé toute une nuit devant la réalité et la barbarie des hommes, même si cela reste une fiction...
Je laissai un peu de monnaie sur le comptoir et sortis du bar en boitant. C’était l’été, la ville était triste, et pourtant nul nuage ne s’interposait entre les hommes et le ciel, nul oiseau noir ne planait sur ma tête, et je traversai la rue en me demandant, Veronica mon amour, en me demandant pourquoi nous avons si peur de regarder la vie en face, nous qui avons vu les reflets d’or de la mort.
Visas Et Passeport pour Embarquement Immédiat, porte Luis Sepúlveda :
Journal D’Un Tueur Sentimental
Le Monde Du Bout Du Monde
Le Neveu D’Amérique
Un Nom De Torero