J’avais beau être sur la terre ferme, je ne pouvais oublié la mer.
Sur cette langue de sable coincée entre la baie d’Hakodate et le détroit de Tsugaru, pas un endroit n’échappait au parfum des marées. Le monde carcéral où je vivais désormais ne faisait pas exception, malgré son sévère isolement, et le vent, pénétrant sans peine derrière les hautes murailles de briques, venait réveiller en moi le souvenir nostalgique, encore à vif, de l’océan.
La lumière du Détroit. La crise économique sévit également au Japon. Saîto était steward sur un ferry, le Yoteimaru, permettant la traversée du détroit de Tsugaru, mais cette voie maritime est en passe de disparaître au profit d’une liaison ferroviaire reliant les deux principales îles du Nord du Japon. Nous sommes à Hakodate, au sud de l’île Hokkaido. Originaire de cette région, Saîto ne se voyait pas naviguer sur d’autres eaux. Il se reconvertit donc en gardien de prison au centre pénitentiaire de Hakodate même, qui propose en plus des cours d’entraînement naval aux prisonniers en vue de leur réinsertion.
Au moment où Saîto se sent le plus seul, où son esprit se replonge dans son passé avec la disparition de son père en pleine mer et les divers déboires et querelles de bistrot avec d’anciens coéquipiers du ferry prenant son changement de cap pour de la lâcheté et une suprême trahison, Saîto reconnait dans les nouveaux pensionnaires de la prison un ancien camarade de classe, Osamu Hanai.
Hanai était assis au milieu de sa cellule, l’air plus martial que jamais. Ainsi que je l’avais craint, son existence se dressait toujours face à la mienne, telle une imprenable forteresse. Les proportions du cadre qui l’entourait me parurent plus symétriques que d’habitude. Il semblait régner sur ces quatre murs en souverain absolu, maître de la moindre portion de cet espace vide.
Et les souvenirs lui remontent à la surface. Avec des airs de sainteté affichés en public, Hanai était en fait devenu un véritable tortionnaire envers Saîto, devenant chef de bande et montant tous ses camarades contre lui. Le jour de la revanche semble être donc arrivé. Saîto va pouvoir se libérer du joug de son ancien bourreau, puisque les rôles sont maintenant inversés. Les humiliations subies sont encore bien ancrées au fond de son âme et l’heure de la vengeance semble avoir sonné. Mais est-ce que cela va être réellement le cas ? Saîto ne va cesser d’observer son ancien camarade, pour le prendre en défaut, pour le comprendre et enfin trouver la force qui lui manquait pour l’affronter. Il n’est pas aussi facile, même pour Saîto, devenu fort, musclé et respecté, d’afficher un ascendant moral sur son ancien camarade, détenu malingre et sans envergure.
Le néon suspendu au-dessus de sa tête auréolait son corps d’un nimbe doré. La peau de son crâne, sous les cheveux rasés de près, réfléchissait crûment la lumière. Son uniforme de prisonnier le drapait comme une étole de bonze, et il émanait de lui cette douceur qui n’appartient qu’à ceux qui se sont libérés de la loi du karma. Ses yeux suivaient les lignes d’un livre, déchiffrant silencieusement le sens de l’univers qu’il renfermait. Raideur et souplesse coexistaient dans le tracé de ses lèvres finement serrées et en même temps pleines de mollesse. Mon regard parcourut les courbes de son corps, depuis le haut du crâne, les épaules, jusqu’aux genoux croisés ; face à cette forme flexible en union avec le cosmos, je ne pus m’empêcher de déglutir inconsciemment.
La lumière du détroit devient, en toute simplicité, mon troisième roman de Hitonari Tsuji. Et je ne compte pas m’arrêter en plein milieu de ce cheminement. La voie est tracée et le bout du chemin pas encore visible. Je piétine déjà d’impatience en me disant : « à quand le prochain ? », d’autant plus qu’il m’en reste encore un dernier en stock. Ses trois livres, tous différents mais tous empreints d’une même philosophie bouddhique, sont du style à être lus, une fois, deux fois voir même trois pour assimiler tous les sentiments cachés de ces préceptes orientales. Ils me font voyager, ils me font réfléchir et même penser (et ce n’est pas du luxe). Je ne vous direz pas lequel des trois me semble meilleur, ils le sont tous à mon goûts, tant par leur originalité, par leur passion et leur image qui se projettent à mes yeux.
Entre ces quatre murs étroits, Hanai s’était mué en un gigantesque Bouddha.
Qui est le plus libre, le gardien de prison ou le prisonnier même ?
A la croisée des chemins avec Hitonari Tsuji :
Le Bouddha Blanc
L’arbre du Voyageur
La Lumière du Détroit