Quand arrivait l’heure de me coucher, je me brossais soigneusement les dents, vérifiais à plusieurs reprises que les rideaux étaient bien fermés, pliais les vêtements que je devais porter le lendemain et les posais sur le sofa, tirais sur la couverture du lit impeccablement fait, et m’allongeais après avoir éteint toutes les lumières de la chambre. Je répétais chaque soir l’opération dans le même ordre. Je craignais qu’en sauter une seule étape ne provoque la formation d’une cavité dans le cours du temps entraînant une torsion de l’obscurité qui m’aspirerait dans un monde où le sommeil n’existerait pas.
Voilà le genre de roman à lire sous la couette avant de s’endormir. Des nouvelles pour trouver la quiétude avant de plonger au fin fonds de l’abîme du sommeil. Des histoires simples, émouvantes, et comme souvent avec Yoko Ogawa, emprises avec l’étrangeté, l’originalité et parfois subrepticement l’insolite. L’extravagance se mêle au naturel et la vie ne reste pas aussi ordinaire que l’on pourrait s’y attendre.
Les courtes nouvelles pourraient amener une certaine frustration de s’arrêter en si bon chemin, mais lorsque la page blanche marque la fin d’un chapitre, l’imagination prend le relai et poursuit l’histoire au-delà du sommeil. Car Yoko Ogawa s’amuse de sa plume à nous faire frémir mais aussi à prolonger nos rêves, à aiguiser nos sens vers le monde extérieur et ouvrir nos papilles vers les bonnes odeurs de cuisine. Il y est beaucoup question de sens et de regard, de la perception du silence et de la lumière. Un Yoko Ogawa n’est jamais aussi simple qu’il n’y parait... A travers quelques mots, elle nous fait parvenir toute une palette de couleurs, d’odeurs et de sonorités ; ainsi dans chaque roman se trouve une telle richesse que je n’ai pas envie de m’en séparer car je sais qu’à chaque relecture, des émotions nouvelles renaîtront, et « Les Paupières », même closes, ne feront pas exception à la règle.
Je crois qu’il était en deuxième ou troisième année d’école primaire lorsqu’il m’a raconté sa vie précédente.
Je suis mort attaqué par des chauves-souris, m’a-t-il dit. C’était il y a très très longtemps, quand la grand-mère, l’arrière-grand-mère et l’arrière-arrière-grand-mère n’étaient pas encore nées. Je gardais les moutons. Mais un jour, je me suis égaré dans une grotte et je suis mort, déchiqueté par des chauves-souris mangeuses d’hommes.
C’est pas rien de mourir comme ça.
A l’intérieur, c’était sombre et humide. Comme toutes les chauves-souris battaient des ailes, c’était encore plus noir autour de moi et je ne voyais rien. Les cloches des moutons tintaient au loin.
Ensuite, il me raconta comment il était mort. La forme des dents des chauves-souris, l’odeur du sang qui avait jailli, la sensation de sa chair arrachée aux os, il se souvenait de tout dans les moindres détails. C’était une histoire horrible, et pourtant elle ne me fit pas du tout peur. Elle m’excita plutôt. Et je trouvais que garder les moutons lui convenait bien. Quand on est berger il suffit d’aller ici ou là dans la plaine.
Un mouton sauvage s’est enfui. Depuis, il erre, les paupières semi-closes, à la recherche d’excitation littéraire et musicale ; mais, si le berger n’est plus là, il n’oublie pas les romans de Yoko Ogawa...
Bon... Je crois que je vais devoir enchaîner avec La Bénédiction inattendue. Ce qui me plait avec Yoko Ogawa, c’est effectivement qu’à partir d’une situation banale, l’histoire dérive vers un côté inattendu. Je ne sais jamais à quoi m’attendre avec cet auteur, ou si, maintenant, j’ai appris à m’attendre à tout sauf ce qui peut être imaginable... Cela peut être inquiétant, surréaliste, imaginaire ou poétique, ou tout simplement communément banale. C’est ce qui fait son charme...
Mais avant de m’attaquer à cette Bénédiction inattendue, j’ai encore un autre recueil de nouvelles qui m’attend... Yoko Ogawa, une affaire à suivre et en perpétuel mouvement...