Le sac est plus lourd, la pente est plus raide. La nuit est impénétrablement noire.
Le brouhaha des idées couvre tout. Je ne perçois pas le fracas du torrent, ni la fraîcheur de l’atmosphère. Je n’entends pas l’éveil de la forêt.
Tout est pourtant là, à la même place qu’avant.
Reconnaissons-le. Je me suis forcé à venir. Depuis le réveil, rien ne semble facile. Quitter la chaleur d’un confort douillé. Réprimer la fatigue. Songer sans relâche à la tâche qui m’attend. On dirait une épreuve : grosse dénivellée, portage des skis pendant une bonne heure et demie, avant de déboucher de cette raide forêt de la Grande Valloire, et pouvoir tout simplement skier. Un lac, deux lacs, trois lacs, autant de verrous avant le but final, le col de la Valloire.
Vais-je y arriver ?
Au fond, tout m’attire vers le bas ce matin. Et en tout premier lieu, moi-même.
Le plus drôle est que j’en ai conscience. Je tente pour le mieux de faire face aux assauts de ces pensées négatives. Dresser un barrage, puis les refouler. Ne pas laisser des illusions m’empêcher de vivre résolument le temps présent.
Il faut me concentrer sur mes pas. L’un après l’autre, çà devrait suffire. Ensuite, m’éveiller à ce qui m’entoure.
Je suis déjà venu ici. La dernière fois, il y a moins d’un an, et j’essaie de me remémorer le chemin. D’abord, on longeait le torrent de la Valloire. Ensuite, le chemin devenait sentier étroit, et s’élevait gaillardement entre les épicéas, serpentant dans un matelas épais de mousse. Après quelques lacets, une dizaine tout au plus, on traversait le torrent. M’y voilà justement. Une coulée de neige a tout recouvert. Mes pas marquent à peine la neige, tassée par l’avalanche, puis durcie par le regel. Les passages débonnaires de l’été prennent parfois un tout autre aspect sous la neige. Je tente un regard vers le bas. Le lit du torrent plonge à cet endroit. Il y a bien quelques branchages, mais rien n’arrêterait une glissade. Je ne peux m’empêcher d’imaginer la chûte, même si, je le sais, il est bien plus bénéfique de se concentrer sur ses gestes. L’un après l’autre, çà suffira.
Sur la rive opposée, je prends appui sur des branches enchevêtrées pour regagner le sentier d’été. La neige est de plus en plus abondante. Encore quelques lacets et la forêt se clairsèmera. Un derniere partie un peu ennuyeuse puis je pourrai enfin chausser les skis.
Il fait jour depuis une heure. Le vallon est encore plongé dans une ombre bleutée. Derrière moi, de l’autre côté de la vallée du Breda, la crête du Grand Rocher est déjà innondée de soleil. Le froid est vif ce matin. Il accentue l’impression de mal-être que je ressens. Intrus dans un sanctuaire, qui en cet instant me semble hostile, je me demande encore ce que je fais là. Le réveil est décidément difficile.
Pourtant, résigné, je continue. Je chausse mes skis. Puis je visse mon bérêt sur la tête. Enfin, j’enfile mes gants. L’appareil photo en bandouillère, caché sous le pull, les yeux tournés vers le haut, je regarde. Le pas initial franchi, le plus dur, tout va aller de mieux en mieux. Le pas précédent s’achève, le suivant vient tout naturellement. Si les jambes s’alourdissent, le coeur s’allège, et l’esprit aussi. Un pas après l’autre, çà suffit.
Je dépasse le chalet de la Grande Valloire et me remémore la nuit que j’y avais passé avec Jean, Tony et une armée de souris insomniaques.
Un pas après l’autre, à l’économie, inutile de forcer. La neige est très dure, je ne m’enfonce pas, il suffit de glisser. Je suis le torrent, enfoui sous une bonne épaisseur de neige, pour gagner le petit cirque dans lequel le lac Blanc se niche, alimenté par la Valloire, et dominé par la moraine du glacier d’Arguilles. C’est un peu la deuxième étape de la journée. Un moment de pause et de répit, pour les épaules, et pour les jambes.
Je regarde encore le Pic de la Grande Valloire, dont le sommet crênelé se découpe en contre jour sur la lumière intense du soleil. Le vent doit souffler là haut : des volutes de neige virevoltent entre ombre et lumière.
J’avise le verrou du Lac Noir, la prochaine étape. Il faudra traverser à flanc, avant de remonter un couloir peu raide mais étroit. Je pense déjà aux conversions, nombreuses, qu’il va falloir faire pour le franchir. Derrière moi, un skieur se rapproche, mais il biffurque en direction du col d’Arguille. Je trouve qu’il avance bien vite. Comme si le pas d’après n’attendait pas la fin du pas d’avant.
Enfin, le soleil m’accueille. La neige va tout doucement commencer à ramollir sur quelques millimètres en surface. La descente s’annonce excellente. En tous cas, cette nouvelle étape franchie, je dois maintenant gagner le verrou du dernier lac qui précède le col. En montant sur la gauche, puis en traversant au dessus d’une barre rocheuse, çà devrait bien se passer.
Mais sur la gauche, justement, un nouveau vallon qui était caché jusque là se dessine. Sans plus réfléchir, je m’y engage. Je ne sais pas où çà me mènera car je ne connais pas. Et tant pis pour le col, j’y suis déjà allé.
Les jambes sont un peu plus lourdes. Les épaules souffrent, peu habituées à l’exercice. Un pas après l’autre, je me suis déjà bien élevé. En me retournant, je ne vois plus le chemin de montée, caché par un ressaut, mais la montagne environnante a pris un autre visage. Les crêtes qui me bouchaient la vue en direction du sud se sont effacées. La chaîne des 7 Laux, le pic des Cabottes, celui de la Belle Etoile semblent tout proches.
Mon coeur bat un peu plus fort. L’impression d’altitude...l’altitude m’impressionne. Et l’euphorie me gagne.
Je me verrais bien en haut de ce col, face à moi. Sûrement que la vue y est belle. Je me demande d’ailleurs ce qu’il cache. Je devrais peut être mettre les couteaux tant que c’est facile. La pente devient raide ensuite, bien plus raide que ce que j’ai eu à franchir jusque là. Vue de face, on dirait un mur. Vais-je y arriver ?
Si je n’essaie pas, comment le savoir ? Quatre ou cinq conversions, on dirait que le plus dur est fait. Reste à traverser le dévers, en m’élevant un peu. Le col semble tout proche, peut être cinquante mètres tout au plus. J’aurais peut être du mettre les couteaux. Bof, çà tient. Pas de panique, çà va aller. Trop vite dit. Le dévers s’accentue. Je suis au pied d’une petite barre rocheuse, changement d’exposition ou pente un peu plus raide, çà ne tient plus du tout. Si je continue, les skis vont déraper. Je m’arrête et j’examine les options.
Quitter les skis et continuer à pieds ne me semble pas très judicieux. La neige est trop dure pour que je puisse monter. Je passerais mon temps à tailler tant bien que mal des marches, dans une débauche d’energie qui j’en ai peur, me fera vite défaut. Et je n’ai pas d’ancrage.
Mettre les couteaux ? Il faut déchausser, quitter le sac, attraper les couteaux qui se promènent dans le fond, puis les fixer, et rechausser...Essayons. J’ai la chance de pouvoir m’installer tant bien que mal sur la petite barre rocheuse. Le rocher sur lequel je m’asseois n’est pas bien large...mais çà permet d’assurer mes mouvements.
D’abord quitter un ski, en prenant bien garde de le retenir par le leach. Le perdre ? Inutile d’y penser, juste faire attention. Avec le pied libéré, je me fabrique un petit promontoir, en tassant avec force la neige. C’est plus facile à cet endroit, car la croûte glacée est rompue à la jonction du rocher.
Mais j’échappe un juron, ou peut être deux. Je viens de laisser partir un de mes bâtons. Il glisse, s’arrête quelques mètres plus bas. Même en me penchant, je suis bien trop loin pour le récupérer. Mais pourquoi n’ai je pas mis les couteaux en bas, quand c’était plat ?
Mais pester ne me rend pas mon bâton.
J’ote le deuxième ski, j’enlève les peaux. J’agrandis mon promontoir qui doit bien faire 50 cms de long maintenant. Tout juste ce qu’il faut pour poser à plat les skis. Ainsi je rechausse sans trop de difficultés, presque étonné par la prouesse, mais n’oubliant pas de remercier au passage la technologie moderne de m’avoir offert des fixations à chaussage automatique.
Tant pis pour le col. Je dérape jusqu’à mon bâton, qui reprend sa glissade à mon approche. Nouveau juron mais quelques mètres de perdus encore et je parviens finalement à le bloquer pour l’attraper. Puis quelques virages. J’en ai plein le dos, à tel point qu’en arrivant sur le replat, je couronne d’un nouveau juron la jolie baignoire que je viens de fabriquer en chutant dans la neige, presque à l’arrêt. Je me fais l’effet d’une tortue sur le dos, à ne pas pouvoir me relever sous le poids du sac, qu’il me faut finalement quitter tant il me tient collé au sol.
Essoufflé, je reprends peu à peu mes esprits en buvant et mangeant. La vue est belle. La descente s’annonce excellente. Je me retourne vers le col inconnu. Mes traces de descente ondulent dans la pente. C’est vrai qu’on dirait un mur sous cet angle : je crois que j’y étais presque. Je me promets à l’avenir de ne plus compter les quelques minutes nécessaires pour mettre les couteaux. Un pas après l’autre, çà suffisait.
Aujourd’hui, le mouton sauvage continue de lire son roman sur les haïkus et la neige. La combinaison de ces deux éléments est un spectacle à part entière !
Alors, il citera Chôsui :
« Sur cette lande où il neige
Si je meurs aussi, je deviendrai
Un bouddha de neige »
L’ombre d’un bouddha sur ses skis, la photo a de la valeur... surtout sur le pan spirituel...
Respect Maître