Mo Yan - Beaux Seins... Belles Fesses

06.09.2007 | Mis à jour le 26.12.2007 | Black
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Années 90, le capitalisme bat son plein dans la Chine actuelle, la corruption est omniprésente. C’est le temps de l’économie socialiste de marché. Les néons illuminent jour et nuit Dalan, les supermarchés fleurissent, la jeunesse semble perdue, démobilisée attendant que la journée se passe au pied des cinémas.

Quelques années plus tôt et 895 pages en arrière, je suis un lecteur privilégié qui voit naître le petit Jintong en 1938. En compagnie des sept filles aînées de la famille Shangguan, Laidi (« Fais venir le petit frère »), Zhaodi (« Appelle le petit frère »), Lingdi (« Amène le petit frère »), Xiangdi (« Pense au petit frère »), Pandi (« Espère le petit frère »), Niandi (« Songe au petit frère »), Qiudi (« Réclame le petit frère »), la vie s’écoule paisiblement à Dalan, petite bourgade paysanne au Nord-Est du canton de Gaomi.

Chaque fois que ma mère nous racontait l’histoire du bandage de ses pieds, c’était à la fois comme si elles exposaient ses griefs envers les souffrances endurées et comme si elle était fière d’une glorieuse histoire.
Elle disait que le caractère résolu et l’habileté au travail de sa tante étaient célèbres dans tout le canton du Nord-Est de Gaomi. Tout le monde savait que la maison de Yu les Grandes Paumes était dirigée par sa femme. L’oncle ne faisait rien, hormis jouer de l’argent, s’amuser à tirer au fusil et capturer des oiseaux. [...] Et c’était cette tante qui avait juré de faire de sa nièce un modèle de beauté et qui réalisa naturellement le bandage de ses pieds avec la plus grande méticulosité. A l’aide de lamelles de bambou, elle lui serra les pieds si fort que ma mère se mit à hurler comme un cochon qu’on égorge, puis elle les enroula couche après couche le plus serré possible avec une bande de tissu imprégné d’alun. Le bandage terminé, elle égalisa le tout en tapotant avec un petit marteau. Ma mère racontait : « C’était terriblement douloureux, à se taper la tête contre les murs. »
Elle supplia : « Tante, tante, desserre un peu...

-   Si je serre, c’est parce que je t’aime, répondit la tante en la fusillant du regard, si je desserre, c’est que je te hais. Quand, à force de serrer, tu auras les lotus d’or, alors tu viendras me remercier.

Entre ces deux périodes, j’assiste impuissant à l’invasion barbare des « diables japonais », découvre la résistance qui s’installe aux abords du bourg pour saboter la progression de cet envahisseur. La cruauté des japonais fait place à celle des résistants chinois. La guerre civile s’enchaîne aussitôt entre combattants communistes et partisans du Guomindang (le parti populaire national), avec toujours cette même cruauté, toujours la vengeance d’un camp par rapport au précédent et toujours plus de sauvagerie pour défendre ses idées et la fondation de la République Populaire de Chine. Le « Grand Bond en avant » devient la philosophie du jour où les morts se comptent par dizaines de millions, suivie de la Révolution Culturelle instaurée par Mao Zedong. En fait, j’aurais vécu par procuration tout un pan de l’histoire contemporaine chinoise à travers le regard et la vie de Jintong, de sa mère Lushi et de toutes ses sœurs, de ses oncles et cousins.

Je découvre les coutumes de ces paysans chinois, leurs façons de vivre entre famine, inondation, déportation, emprisonnement et exécution publique. Rien ne m’est épargné, des humiliations à la torture, des décapitations au massacre de masse. Je partage au quotidien leur misère, leur richesse, leur espoir et désespoir. Je suis au cœur de cette famille au destin particulier avec le charisme de toutes les sœurs de Jintong : elles seront à tour de rôle Héros de la nation, Bandit notoire, Prostituée, « Immortel Oiseau », Voleuse professionnelle, Cadre du parti communiste chinois... Je croise des guerriers héroïques, des combattants de la liberté, des communistes hystériques, des chamans taoïstes, des bureaucrates corrompus.

Et je ne m’ennuie jamais au « sein » de cette famille, de cette bourgade de Dalan. Les récits épiques de certains protagonistes me font découvrir des contes et légendes issus de ce terroir (Jintong sous la direction d’un maître taoïste deviendra « Prince de la Neige »), les premières séances du cinéma en plein air ou les premiers essais de parachutisme au bord de la falaise. La famine, la misère et le froid permettent de resserrer les liens familiaux mais oblige la mère à vendre une de ses filles. Les inondations provoquent des dégâts matériaux à grande échelle, Jintong apprend à travailler dans une « ferme d’état », se retrouve en prison et suit une « rééducation politique »...

Selon la règle, les femmes qui priaient pour avoir un enfant dans l’année, du lait en abondance et des seins en parfaite santé devaient ouvrir le pan de leur veste et prêter leurs seins aux mains du « prince de la neige ». Deux boules de chair tiède et souple entrèrent effectivement en contact avec mes mains glacées. Je ressentis une sorte d’éblouissement, une onde chaude de bonheur courut sur mes mains et se répandit dans tout mon corps. [...] Ces seins, telles des colombes chaudes, firent une brève halte dans mes mains, puis reprirent leur vol.
Cette première paire de seins s’était envolée avant que j’aie pu suffisamment la caresser. Un peu déçue, mais reprenant espoir, je replongeai mes mains dans la neige pour qu’elles recouvrent leur propreté et leur pureté. J’attendais avec une certaine impatience la deuxième paire de seins. Celle-là, je ne la laisserais pas partir comme ça. De mes mains fermes, je les saisis brusquement. Ils étaient fins et délicats, ni vraiment mous, ni vraiment durs, tels deux petits pains cuits à la vapeur qui viennent de sortir de la corbeille de bambou ; je ne pouvais les voir mais savais qu’ils étaient blancs et lisses. Leurs tétons étaient minuscules comme deux petits champignons. Je les saisis dans la main, formant en moi-même les vœux les plus magnifiques. Je les pinçai une première fois : je souhaites que tu mettes au monde en une seule fois trois gros bébés. Je les pinçai une deuxième fois : que ton lait jaillisse avec l’abondance d’une source. Une troisième fois : que l’arôme de ton lait soit sucré comme la rosée bienfaisante. Gémissant à voix basse, la femme s’échappa subitement. [...]
La quatrième paire de seins ressemblait à deux cailles au caractère impétueux, au plumage jaune foncé et au bec dur. Un cou épais et court. Un bec solide qui ne cessait de picorer dans mes paumes.
Dans la cinquième paire, on eût dit qu’étaient cachés deux nids de guêpes. Dès que mes mains se mirent à les caresser, résonna un bourdonnement à l’intérieur, et du fait de la présence de ces guêpes, la surface de ces seins était brûlante, mes mains tétanisées, et je formulai d’innombrables vœux merveilleux pour eux.

Que de souvenirs, que de passions, que de moments mémorables et inoubliables parsemés par de petits clins d’œil humoristiques, des anecdotes cocasses du principal protagoniste Jintong, abreuvé au sein maternel tout au long de sa vie de « raté » et d’ « obsédé ». L’occasion de découvrir l’histoire récente de la République Populaire de Chine au cours de ces 60 dernières années...


Mo Yan : paysan affamé, écrivain assoiffé de vérité


D’autres chroniques sur Mo Yan :
-  Le Maître a de plus en plus d’humour

 

2 commentaires

Mo Yan 6 septembre 2007 Red 1  rép.
 

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